jeudi 28 août 2014

Joris-Karl Huysmans : Un orgue à bouche (A Rebours 1884)










Portrait de J.-K. Huysmans par J.-L. Forain, vers 1878  Paris, Musée d’Orsay






Comme de nombreux écrivains naturalistes , Joris-Karl Huysmans
passera l'essentiel de sa vie dans un ministère. Comme eux, il
connaîtra l'expérience douloureuse de la guerre ( qu'il racontera dans
Sac au dos  - Les Soirées de Médan 1880). Sa rencontre avec Zola,
en 1876, détermine la naissance de l'école naturaliste.
Pourtant des troubles nerveux et des soucis financiers menacent
son équilibre et le plongent dans un pessimisme de plus en plus
profond.
Il s'initie au satanisme, vers 1889, à l'ésotérisme et au spiritisme,
et il s'intéresse de plus en plus à l'aspect  liturgique de la religion
 (En Route 1895).
Il se retire souvent dans des monastères et , suite aussi à son
état de santé, il s'installe à Ligugé, près d'une abbaye bénédectine
et en 1900 entre dans cet ordre.
Atteint d’un cancer de la mâchoire, J.-K. Huysmans s’éteint dans
d’atroces souffrances à son domicile parisien le 12 mai 1907,
avant d’être inhumé au cimetière du Montparnasse.




Le héros du roman, Des Esseintes manifeste une lassitude universelle qui lui fait rechercher sur tous les plans les artifices les plus sophistiqués capables de conjurer « la dégoûtante uniformité » de la nature : « À n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s'agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l'artifice.» (ch. II)


  Un orgue à bouche

Il s'en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l'une des cloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes, rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal, percées de robinets d'argent au bas du ventre.  Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à bouche.  Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir à un mouvement unique, de sorte qu'une fois l'appareil en place, il suffisait de toucher un bouton dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les cannelles, tournées en même temps, remplissent de liqueur les imperceptibles gobelets placés au-dessous d'elles.
L'orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés « flûte, cor, voix céleste » étaient tirés, prêts à la manoeuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l'oreille.
Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d'un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille; la menthe et l'anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis que, pour compléter l'orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l'eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics!
Il pensait aussi que l'assimilation pouvait s'étendre, que des quatuors d'instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle; avec l'alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd, avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle; avec la contrebasse, corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l'on voulait former un quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu'imitait par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec.
La similitude se prolongeait encore: des relations de tons existaient dans la musique des liqueurs; ainsi pour ne citer qu'une note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte.
Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce à d'érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétro et de rhum.








L’Écrivain décadent

En publiant À rebours en 1884, Huysmans rompt brutalement avec l'esthétique naturaliste. Les « tendances vers l'artifice» de son héros, des Esseintes, son rejet de la modernité, ses goûts décadents, ses manières de dandy excentrique et ses caprices d’esthète enthousiasmeront les lecteurs et en particulier la « jeunesse artiste» qui se reconnut dans l’esthétique fin de siècle créée par Huysmans, lequel avait su faire la synthèse des influences morbides de Baudelaire ou d’Edgar Poe, des propensions au rêve exprimées par les poèmes de Stéphane Mallarmé ou les tableaux de Gustave Moreau, et du réalisme exigeant des œuvres de la littérature latine de l’époque de la décadence romaine.
À rebours reste une œuvre à part dans l’histoire de la littérature et une expérience romanesque jamais réitérée par son auteur. C'est un roman total intégrant au cœur de la narration romanesque des réflexions sur l’art et la littérature, qui, suivant la pensée de Pascal, s'affirme nécessairement contre le goût des multitudes («d'incompréhensibles succès lui avaient à jamais gâtés des tableaux et des livres chers; devant l'approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d'imperceptibles tares et il les rejetait, se demandant si son flair ne s'appointait pas, ne se dupait point»). Le livre fait aussi étalage du cynisme de Huysmans («Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu'ils te fassent; avec cette maxime tu iras loin»). En cherchant à ouvrir, par ce roman, une voie nouvelle dans la littérature pour échapper à l’impasse du naturalisme, Huysmans en vient à s’interroger personnellement sur la question de la foi. En effet, le roman se terminait sur ces mots : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l'incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n'éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! »




 




  Mallarmé Prose pour Des Esseintes



Hyperbole! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever, aujourd'hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu:

Car j'installe, par la science,
L'hymne des coeurs spirituels
En l'oeuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.

Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
O soeur, y comparant les tiens.

L'ère d'autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit

Que, sol des cent iris, son site
Ils savent s'il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L'or de la trompette d'Été.

Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions.

Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D'un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.

Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s'exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.

Mais cette soeur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire, et comme à l'entendre
J'occupe mon antique soin.

Oh! sache l'Esprit de litige,
À cette heure où nous nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons

Et non comme pleure la rive
Quand son jeu monotone ment
À vouloir que l'ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement

D'ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas
Par le flot même qui s'écarte,
Que ce pays n'exista pas.

L'enfant abdique son extase
Et docte déjà par chemins
Elle dit le mot: Anastase!
Né pour d'éternels parchemins,

Avant qu'un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom: Pulchérie!
Caché par le trop grand glaïeul.




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